En septembre 2021, nous avons effectué le tour de Sierra Nevada à vélo.
Nous sommes dans la ville de Grenade où nous avons loué un appartement, afin de visiter ce haut lieu historique et culturel. La fenêtre de notre chambre donne sur une rue d’apparence calme, mais à l’extrémité de celle-ci se trouve un dancing. Les longues soirées de cette fin d’été sont agréablement douces et les jeunes Espagnols font la fête très tard, voire même jusqu’à très tôt le matin. Dans ce brouhaha, il nous est difficile d’avoir un sommeil récupérateur. Où sont nos nuits paisibles dans les forêts avec le cerf qui bramait dans le lointain ?
Le jour pénètre dans la pièce, nous avons encore envie de traîner un peu entre les draps maintenant que le calme est revenu, mais il est l’heure de se lever. Et nous sommes impatients de nous attaquer à l’objectif du jour.
Avant de reprendre la route avec nos vélos, nous nous ravitaillons en fruits, chez José.
Et pas question de partir sans quelques délicatesses :
— Le Pionono, une pâtisserie locale. Ce nom fut donné en l’honneur du pape Pie IX. Ce gâteau se compose en deux parties, la première est une fine tranche de biscuit roulé et imbibé d’un liquide très doux ; la deuxième est couronnée de crème dorée. Tout cela est très appétissant, il n’est pas bien grand, se mange en deux bouchées et il confère une envie de reviens-y !
— La tarta de la Virgen. En cette période, on en trouve dans toutes les pâtisseries. C’est une pâte à base d’anis et de sésame. L’originale est garnie avec de la confiture de cheveux d’ange, mais on a opté pour celle fourrée au chocolat.
Ces réserves bien rangées dans nos sacoches nous enfourchons nos destriers. Nous sommes prêts pour aborder notre défi et nous passons devant le symbole de la ville « la fuente de Las Granadas ». Cela mérite un court arrêt et en songeant je vois ses jets d’eau se dressant nous saluer et nous souhaiter bonne chance. A la sortie de l’agglomération se présente, en face de nous, le terrain de jeu qui nous attend pour quelques jours.
La route qui nous mène dans le cœur de la Sierra Nevada s’élève avec une pente régulière de 6 à 7 %. Rapidement, nous dominons la vallée où se niche Grenade. Sur une telle inclinaison, nous adoptons le rythme juste et ça va presque tout seul, enfin avec quelques gouttes de sueur. Et c’est dans la douceur d’un effort harmonieux que nous avons la satisfaction d’atteindre les 1000 mètres d’altitude, un grand panneau nous en informe. Et il en sera de même à chaque 250 mètres gravi.
Au détour d’un virage, un immense taureau nous fait face. Nous en avons déjà vu souvent en Espagne. Mais beaucoup de monde ignore la présence de telles enseignes qui surgissent à l’improviste dans le décor. Quelques dizaines d’années en arrière, il représentait une publicité pour un brandy de la marque Osborne. Toute mention promotionnelle a disparu et le taureau Osborne est devenu l’un des symboles de l’identité espagnole.
Maintenant, nous dominons la petite ville de Güéjar-Sierra, nichée dans un cocon de verdure au milieu de ses montagnes arides. À l’entrée de la vallée se présente le grand barrage de « Pantano de Canales » avec une eau bleu turquoise. Ce panorama nous éblouit à nous en couper les jambes. Dans ce cas, comment pédaler sans jambes ? Alors la vie nous sourit et nous propose un promontoire avec une vue imprenable pour souper et installer notre tente. Nous avons parcouru 25 kilomètres et sommes à 1500 mètres d’altitude.
Dans la montagne qui nous fait face, on distingue d’énormes carrières, c’est de là que fut extrait le marbre pour la construction de l’Alhambra de Grenade. En cette soirée, nous bénéficions d’un radieux coucher de soleil où les nuances de jaune s’évaporent pour faire place à du rouge puis à de l’orange, c’est toujours un instant de grand contentement.
Alors que la nuit doucement nous entoure, la température est agréable, nous nous attardons et apercevons un bouquetin ibérique qui nonchalamment tente de trouver les meilleures herbes. Les lumières de la ville s’allument les unes après les autres comme les étoiles apparaissent avec l’assombrissement du ciel, cela crée une ambiance mystique. Nous sommes seuls dans le calme de l’immensité de cette montagne et là-bas dans la vallée une vie trépidante s’anime. L’obscurité est maintenant présente, un vent frais se lève et nous rappelle que nous sommes en altitude. Nous partons nous blottir dans nos duvets, car demain il nous faut avoir la « Patate » , c’est un grand jour pour nous !
L’aube pointe son nez, avec celle-ci le début d’un suspens. Toujours couchés, les yeux s’ouvrant doucement, une idée me traverse la tête sans m’inquiéter ; pourquoi nous sommes-nous lancé un tel défi, allons-nous y arriver ?
Ma mémoire remonte le temps et me conte une histoire et comme beaucoup de récits, ça commence par :
« Il était une fois, un couple, Laetitia et Pascal, ils ont décidé et sont parvenus à rejoindre les deux extrêmes nord et sud de l’Europe à vélo. En se dirigeant vers Tarifa, ils longent la Sierra Nevada et en décembre sa couverture neigeuse lui donne une stature encore plus impressionnante. Laetitia s’intéresse à ce massif et apprend qu’il possède la route la plus haute d’Europe qui mène au Pico Veleta et ses 3394 mètres d’altitude. Comme ils ont déjà gravi le col de la Bonette, 2802 mètres, le plus élevé d’Europe, cette route doit s’accrocher à leur tableau d’honneur. Ce projet va se ranger dans une case de leur cerveau et se classer dans les dossiers à réaliser ».
Et je me souviens, encore dans la chaleur de mon duvet, le confinement, l’écriture de mon livre, tous nos plans sont chamboulés et nous passons l’été au Portugal. Nous sommes début septembre 2021, mon ouvrage « Cheminer du rêve à la vie à vélo » est terminé ; nous avons besoin de nous évader et de nous détendre. La Sierra Nevada se rappelle alors à nous. C’est décidé, nous nous lançons le challenge de monter au sommet de cette route avec nos vélos chargés. Pour nous, un défi reste un secret et l’on n’en parle pas, tant qu’il n’est pas réalisé. Le moment est alors venu de quitter notre base portugaise l’Ecopark et de prendre la direction de la Sierra Nevada.
Voilà pourquoi ce matin nous nous réveillons, alors que le jour n’est pas levé, sur les pentes du Pico Veleta. Nous déjeunons et bavardons de tout, sauf de ce sommet qui nous attend. C’est un peu comme une superstition, s’il entend que l’on parle de lui, peut-être nous mettra-t-il des bâtons dans les roues ?
Nous montons sur nos vélos confiants, ce n’est qu’après les premiers coups de pédales que l’on peut dire si l’on se sent bien. En définitive, cela importe peu, à cet instant nous sommes liés tous les deux par la même détermination : RÉUSSIR !
Premier signe positif, le ciel est d’un bleu immaculé, la journée va être splendide. Cette fois-ci, les choses sérieuses commencent, de suite nous nous retrouvons sur une pente de 6 %, les muscles encore endormis se rebellent. Le rythme se met en place petit à petit et tout va bien. Le soleil levant illumine les sommets, c’est somptueux, cela nous exalte d’énergie.
En parcourant cette route un dimanche avant 9 heures, nous pensions être tranquilles, mais ce n’est pas le cas ; les voitures se succèdent les unes derrière les autres. Les Espagnols ignorent-ils le jour de la grasse matinée ? Le plus gênant avec cette circulation, c’est le bruit que procure le véhicule, car concernant la sécurité, il n’y pas de problème ; les automobilistes espagnols sont respectueux et très vigilants envers les cyclistes.
Notre ascension se passe bien, le coup de pédale est léger et la pente régulière. Par contre, la chaleur commence à se faire sentir, nous nous abreuvons et mangeons régulièrement, ce matin au menu, des bananes et des barres de céréales. Au détour d’un virage, des sommets nous dominent, des crêtes apparaissent ; c’est la haute montagne et c’est un instant émouvant. Au même moment, nous passons le panneau stipulant les 2250 mètres d’altitude.
Nous nous arrêtons et admirons la forme particulière de l’un d’eux. À ce moment nous ignorons que c’est à lui que nous allons rendre visite.
Les 2500 mètres arrivent juste au-dessus d’une station de ski, ce ne sont jamais des lieux très esthétiques, de grands immeubles, du béton un peu partout et d’immense parking. Par contre, à partir d’ici, la route est interdite aux véhicules. Nous sommes les rois de la montagne en cohabitation avec les randonneurs. Cela nous redonne gaieté et sourire. Nous posons à nouveau pied à terre pour aller voir la « Virgen de las Nieves », mais c’est surtout le panorama depuis ce promontoire qui nous fait palpiter.
C’est maintenant que la fête commence et notre objectif est en face de nous. La route à un revêtement déplorable et ce n’est que le début, la pente devient agressive s’élevant entre 7 et 9 %. Je repère une curiosité au bord de la chaussée : une borne… myriamétrique ! Le myriamètre est une ancienne mesure tombée en désuétude en France. Son usage existe-t-il encore en Espagne ? Elle indique une mesure de 4 fois 10 000 m, soit 40 km, vraisemblablement la distance depuis Grenade. Nous sommes satisfaits d’avoir vu cette borne, mais nous sommes déçus de l’absence de panneau nous signalant les 3000 mètres. Nous estimons les avoir passés, car notre souffle est difficile. On oxygène mal nos muscles qui commencent à souffrir et mes mollets ont tendance à se tétaniser.
À partir de là, c’est le moral et la motivation qui prennent le relais, car la musculature douloureuse ne souhaite qu’une chose que l’on s’arrête. De plus, la route devient déplorable, peut-on encore appeler cela une route ; l’asphalte à disparu sur plusieurs dizaines de mètres et nous sommes obligés de mettre pied à terre pour franchir ces zones caillouteuses.
Je réconforte Laetitia qui est sur le point de stopper, j’ai su utiliser les mots justes pour réveiller sa fierté. Une dose d’orgueil est nécessaire pour mener les destriers sur une chaussée au fort pourcentage où alternativement on pédale puis on marche. Cela casse le rythme et en remet une couche sur la fatigue et le moral. C’est une bataille avec nous-même qui est engagée. Moi aussi par moment voyant l’état du revêtement ; je me dis « à quoi bon, c’est déjà bien ce que nous avons réalisé ».
Le sommet nous nargue, il paraît proche, mais la route va chercher loin le prochain lacet et soit il disparaît ou soit il nous donne la sensation de reculer. Un sentiment lancinant nous harcèle, nous ne réduisons pas la distance qui nous sépare de lui. Et voici encore une ornière, remettre pied à terre, pousser avec la charge des vélos, l’effort devient pénible. Par moment, la tête me tourne légèrement et le découragement tente de s’insinuer ! Allons-nous y parvenir ? Allons-nous gagner notre défi ?
Le doute accompagné de la douleur me trouble, pour me stimuler je pense à ces femmes, ces hommes qui courent des ultra-trails de 170 km, à ces alpinistes qui luttent pour atteindre un sommet de plus de 8000. Ils ont des passages à vide, se battent avec eux-mêmes et leur ténacité est la plus forte. Cela me remobilise, car je sais que la réalisation et la concrétisation du défi sera d’une satisfaction incommensurable.
Mais voilà une nouvelle inquiétude, de vilains nuages gravissent la pente à une vitesse extraordinaire à me rendre jaloux. Je ne vais pas me laisser vaincre aussi facilement, même si pousser les lourdes montures crée une douleur quasi insupportable dans les bras. En moi, c’est comme une révolte qui sonne, coûte que coûte je grimperai avec mon vélo. Si je n’arrive plus à pédaler tant pis, j’avancerai par saut de puces 100 mètres par 100 mètres ou 50 parts 50, mais j’y parviendrai !
La route est complètement défoncée avec une inclinaison de plus de 10 %. Nous sommes à environ 500 mètres du sommet, Laetitia fatiguée, pose son vélo contre une roche et continue sans lui. Sa décision me déstabilise, j’hésite, pourquoi s’embêter si la crête est à un jet de pierre c’est comme si c’était gagné. En plus face à moi ce n’est même pas un chemin de terre, mais une piste de cailloux entre lesquels je vais devoir slalomer. À quoi bon poursuivre ! J’ai déjà parcouru plus de 50 000 kilomètres avec mon vélo, une complicité s’est créée entre lui et moi. Il veut me déséquilibrer pour exprimer son désaccord. J’ai compris, pas question de te laisser ici mon ami, tu m’accompagnes. Je jette mes forces dans une ultime bataille, le pourcentage important et l’altitude agissent sur mon physique. La route est impraticable, il n’est plus possible de maintenir la fière allure du cycliste se battant avec la pente, je pousse le vélo encore sur 300 mètres en m’arrêtant régulièrement, le cœur battant la chamade.
Cette fois-ci, c’est la montagne qui me dit stop. Le sentier n’est plus qu’un amoncellement de roches, pour les franchir je serais dans l’obligation de porter le vélo, il pèse près de 40 kg s’en est trop, il consent à m’attendre.. Le sommet est à 200 mètres, le défi est gagné !
Nous sommes comblés quand nous posons pour la photo au point géodésique du Pico Veleta à 3394 mètres d’altitude. Cette victoire sur nous-mêmes, c’est une étoile décrochée dans le ciel et ce sont des sanglots de joie et d’émotion qui s’évadent lors de notre étreinte. Une vue grandiose nous remercie, le temps de reprendre nos esprits et nous redescendons. Je retrouve mon vélo, personne n’a eu le courage de s’en emparer et maintenons nous méritons notre casse-croûte.
Petit bilan chiffré :
Depuis la barrière, il restait onze kilomètres, nous avons mis trois heures pour les parcourir.
Nous avons roulé 32 kilomètres depuis ce matin avec 1717 mètres de dénivelé positif, vitesse moyenne 6,79 km/h.
Pico Veleta, 3394 mètres, c’est une victoire sans écho dans la presse, mais tellement puissante dans nos cœurs.
Pour plus de récits sur l’Andalousie à vélo, rendez-vous sur notre blog : http://nosrevesdeboheme.com
Cette épopée est également disponible sur Youtube : https://youtu.be/UGxFfgF9cBI
Pascal Thibaulot, 69 ans sur les routes à vélo, à pied ou en camping-car depuis 4 ans. J'aime écrire et partager nos découvertes et sentiments. Avec mon épouse, le voyage à vélo nous a semblé une évidence et je propose quelques anecdotes mémorables. Notre blog : nos rêves de bohême