Courant 2019, je découvre l'existence des courses d'ultra-endurance à vélo.
Beat Heim, que j'avais hébergé quelques jours lors d'un de ses nombreux voyages, annonçait sur son blog que, faute d'avoir la disponibilité cette année-là pour un grand périple, il se lançait dans un circuit plus court. Mais au pas de course !
Je me rends sur le site de la Silk Road Mountain Race (SLMR), à laquelle il s'est inscrit, et découvre l'avatar compétitif du voyage à vélo. 1700Km sur les chemins déglingués du Kirgyzstan, assortis d'un dénivelé à faire pâlir un alpiniste. Pas d'étapes : en fin de journée les coureurs campent où ils se trouvent. En cas de panne ou de quelconque galère, on se débrouille avec sa petite trousse à outils : aucune assistance n'est autorisée. Les premiers font ça en une semaine environ. Au delà de deux semaines, on est éliminé.
S'il y a bien un truc qui est hors de mes valeurs, c'est la compétition. Le mot m'a toujours fait tourner les talons. Même l'idée de dépassement de soi est quelque chose sur quoi je n'accroche pas. Le seul dépassement de moi qui m'intéresse, c'est celui de mes défauts. Aller plus vite, plus haut, plus fort... je ne comprends pas bien l'intérêt ; de surcroît s'il s'agit d'aller plus vite, plus haut, plus fort... que les autres.
Or dans la rubrique "FAQ" de la SRMR, une question est soulevée, qui est précisément la première qui m'était venue à l'esprit :
Why race it? It sounds like a nice tour.
(Ça a l'air chouette comme parcours. Pourquoi en faire une course ?)
La réponse, très laconique, marquera mon esprit :
Why race anything?
(Pourquoi faire de quoi que ce soit une course ?)
Sur la Route de la Soie, j'avais pour ma part adopté un tout autre rythme que celui de la course.
Qu'est-ce qui pousse des gens à faire la course ? Pendant quelques mois, la question me trotte en tête. Comme on peut être curieux d'une culture étrangère, je me sens de plus en plus intrigué par ces valeurs tellement éloignées de mon univers.
La course a lieu. Beat s'en acquitte très dignement. Je suis sa progression sur la carte. Je suis aussi celle des coureurs les plus rapides, parmi lesquelles je découvre la si sympathique et stimulante Lael Wilcox.
Par le jeu des glissements qui sont en quelque sorte la définition du web, j'apprends que des courses du même accabit existent en France* et en Europe. Toutes paraissent avoir en commun une ambiance conviviale qui n'est pas pour me déplaire, et des participants pleins de personnalité, qui décident de donner tout ce qu'ils ont pendant des jours, à rouler, rouler, rouler, dormir très peu, manger sur le pouce, et encore rouler, rouler, rouler, si obstinément que l'épuisement finit par les arracher au monde tangible, pour les faire dériver (presque comme dérivaient par d'autres moyens Baudelaire ou Michaux) dans un univers entre rêve et réalité.
Ma curiosité devient trop grande ; il faut que je m'y frotte !
Par commodité, et parce que son programme me semble à la fois stimulant et moins (extrêmement) difficile que d'autres, je jette mon dévolu sur la Gravel Tro Breizh (GTB) : un parcours de 1200Km/+16000m, à accomplir en huit jours, sur petites routes et sentiers. Elle présente pour moi l'avantage de tracer une boucle au départ de Rennes, où il me sera facile — Breton que je suis — de me rendre.
Produire un effort physique, je sais faire à peu près. M'en remettre, en revanche, est quelque chose qui me pose un vrai problème. Si je pousse un jour, je sais que le lendemain je le paierai d'une grande fatigue. Alors enchaîner 8 jours !
Et puis ceux qui participent à ces courses témoignent tous dans le même sens : elles se jouent au moins autant au mental qu'au physique. À un moment ou un autre, tout le monde passe par un craquage psychologique. Là encore, c'est une faiblesse chez moi : devant la difficulté, je m'énerve vite, et je finis par me décourager.
Le départ de la GTB a lieu tout début mai. Nous sommes déjà en février ; il ne me reste que peu de temps pour m'entraîner. Mon médecin n'est d'ailleurs pas très chaud pour me fournir un certificat d'aptitude (dont les termes sont un peu effrayants). Il me renvoie chez un confrère cardiologue.
Même ma dulcinée (qui a généralement en moi une foi que je trouve bien imméritée) ne croit pas que je serai capable de relever le défi.
Mais je me lance sérieusement. Moi qui suis du genre pépère pendant mes vacances cyclistes (généralement autour de 40Km/jour), je me retrouve à pousser très vite au double, au triple, au quadruple de mes habitudes, et même au delà. Ça pique un peu, mais ça passe.
Malgré moi, sans doute parce que je sais que la course ne me permettra pas de faire des nuits complètes, je me retrouve à sortir spontanément du lit autour de 5h du matin. Après une année 2019 qui avait été très difficile pour moi, je retrouve la niaque !
La préparation m'amène aussi à quitter le bitume, et m'engager sur les chemins de terre. J'y prends goût. C'est éprouvant, ça roule moins bien, mais ça permet de se sentir tellement plus en nature ! et ça apporte une dimension technico-ludique au vélo que j'apprécie beaucoup. Progressivement, je commence même à trouver le tarmac ennuyeux.
Je sens bien que le temps me manque pour être prêt à la date voulue, mais pour le moins j'ai convaincu ma belle de mes chances de réussite. Son soutien renforce ma détermination.
Reste qu'à ce stade, je ne suis toujours pas entré dans la peau d'un sportif.
L'entraînement s'étire sur de longues journées qui ne me laissent le loisir ni de m'arrêter pour un café, ni de contempler le paysage, visiter le patrimoine, causer avec les passants... Pour m'acquitter entre l'aube et le crépuscule des 170Km qui sont le rythme minimum à tenir, c'est tout juste si j'ai le temps de prendre une poignée de photos.
À couvrir tant de distance, j'ai l'impression de gâcher mes sorties, de gâcher mon temps. Plusieurs fois le week-end, sur le coup de 9h, tandis que je taille la route depuis déjà deux ou trois heures, je pense à ma belle qui doit être en train de se lever, et je regrette de ne pas partager le doux moment du petit déjeuner avec elle.
Sans doute, si l'aspect sportif était une motivation pour moi, je m'amuserais davantage. Mais scruter le compteur n'est pas une chose qui m'amuse. Le jour où je passe pour la première fois la barre des 170Km, je dois me forcer pendant les deux-tiers du parcours, avant que, me sentant arrivé au bout de ma zone de confort, je me prenne un peu au jeu de l'endurance.
Si j'avais pu motiver un compère à s'inscrire avec moi, partager la route aurait certainement rendu plus stimulantes les journées de selle. Hélas personne autour de moi n'a le goût ni le loisir de fournir un tel engagement.
Rapidement, la question initiale fait son retour, avec une raisonnance plus profonde (celle de l'expérience concrète) : pourquoi donc !?
Pourquoi donc ne pas s'arrêter visiter cette chapelle pittoresque ?
"À quelque chose, malheur est bon" : le COVID frappe l'Europe. La course est reportée. Le confinement me contraint à prendre un break.
J'en profite pour approfondir la question de l'équipement ; un petit jeu que j'aime beaucoup.
Outre les ajustements mécaniques et posturaux, le poids est un facteur essentiel. Il faut trouver le moyen de se délester. Pas de popote, très peu de changes, et certainement pas notre superbe tente 3 places de 3,6Kg !
Pour autant je ne veux pas engager les dépenses ahurissantes qui seraient nécessaires à me procurer le matériel le mieux adapté. Je reste donc sur mon bon vieux vélo de voyage, 26 pouces, freins sur jantes, cadre et fourche acier. Je change uniquement certains éléments de mon attirail, qui me permettent à peu de frais de gagner quelques kilos : une doudoune Decat' au lieu de ma grosse polaire, des sacoches de bikepacking fabriquées maison en replacement du classique duo Tubus/Ortlieb, et encore quelques pièces du vélo.
Fred, l'organisateur de la course, m'annonce que j'aurai "de loin le velo le plus atypique mais j'aime ça ;-)". Pas très rassurant, mais c'est une belle motivation !
Mon vélo de voyage, sommairement rééquipé pour l'occasion.
Début mai, une vie plus ou moins normale reprend son cours. L'entraînement aussi.
Avec le report du départ, la pression est moins grande ; je peux monter plus progressivement en performance.
Je gagne en endurance et en puissance. Je continue de trouver la barre très haute, mais je commence à me sentir capable. Je fais aussi des progrès en termes de patience : les petites galères de la route m'affectent moins ; je m'accommode mieux des aléas du quotidien.
Outre un peu d'orgueil mal placé, travailler mon mental est d'ailleurs la principale raison que je trouve de persister. Pour arriver au bout de l'épreuve, il faudra que j'apprenne à prendre avec philosophie — idéalement même avec le sourire — les multiples difficultés que rencontrent systématiquement les coureurs. Si la course m'aide à devenir un peu moins con, je ne me serai pas inscrit pour rien !
Des vacances dans les Pyrennées sont l'occasion de manger du dénivelé. Je prends sur mon vélo toute la charge que je peux y faire tenir, mais dois encore ralentir le rythme pour ne pas distancer ma douce et tendre. Elle donne tout ce qu'elle a pour ne pas me faire attendre.
Un crochet par Mendionde nous permet d'assister à l'arrivée du premier concurrent de la French Divide. Bien qu'ayant très peu dormi depuis une semaine, il fait encore bonne figure et conserve l'esprit clair. Épatant !
Vas-y Sofiane, fais pareil avec mon vélo : juste là, derrière toi.
De retour au pays, disposant d'encore un peu de vacances, je mets les bouchées doubles. Je voudrais que parcourir de grandes distances devienne une routine. Mais rien n'y fait : plus je cumule les kilomètres, plus je m'ennuie.
Pour le dernier week-end avant de reprendre le boulot, je me concocte un programme amusant et très révélateur : je roulerai de Landrévénec (où j'habite) à Landévennec (commune du Finistère), en suivant le tracé de l'édition 2018 de la course, chargé du matériel que j'ai sélectionné pour l'épreuve. J'espère de la sorte me faire une idée plus claire de ce à quoi m'attendre, et de mon niveau de préparation. Le lendemain, je prévois de rentrer par un chemin direct : ce seront 100Km en plus des 170 du premier jour.
La trace établie par Fred pour 2018 est très chouette. On profite de splendides paysages, et on enchaîne des types de surfaces variées, qui renouvellent le plaisir. Au départ du Trégor, je longe donc le littoral une partie de la matinée, avant de m'enfoncer dans les terres, et de retrouver en Centre-Bretagne les Monts d'Arrées, dont les paysages m'enchantent à chacune de mes visites.
Pourtant, passé Saint-Rivoal, avant de redescendre en direction de la pointe Finistère, je me sens rassasié. Je ne vois plus l'intérêt d'aller plus loin. Je pense à mon amie, au petit déjeuner que je ne prendrai encore pas avec elle le lendemain, au boulot sur quoi il faudra enchaîner sans avoir pu disposer librement de mon dimanche.
Je pousse encore un peu. On n'abandonne pas comme ça, quand on a déjà fourni tant d'efforts ; on craint de regretter.
Et puis au hasard d'une flaque de boue c'est décidé : j'ai eu ma dose. Suffit pour ce week-end ; suffit tout court.
Allô Nathalie, tu viens me chercher ?
L'effet est un peu étrange de renoncer après avoir tant donné, mais rapidement une sensation de soulagement m'emplit, de liberté retrouvée. Je sens que j'ai fait le bon choix.
En m'inscrivant aussi, d'ailleurs, je pense que j'avais fait un très bon choix.
Le projet, à un moment où mon moral était en berne, m'a fait remonter la pente avec énergie.
Grâce à mes petites performances personnelles, si le besoin se présente sur de prochaines vacances cyclistes, je sais dorénavant que je suis capable d'étapes plus longues entre deux points de ravitaillement. Sans doute maintenant j'envisagerai avec davantage de confiance des projets de voyages audacieux dans les Andes, l'Himalaya, en Australie...
Me voici ravi également d'avoir fait la découverte du vélo sur sentes, et d'avoir appris à me contenter d'un équipement réduit.
Quant à l'enjeu d'améliorer mon caractère, je sens que l'entraînement m'a enseigné une plus grande patience, un meilleur flegme. S'il me reste bien du chemin à parcourir en ce sens, je suis content de m'y être engagé. Voilà sans doute le plus grand succès de cette expérience.
À mes questions initiales, hélas, je ne crois pas avoir trouvé de réponse. Why race anything?
Peut-être n'ai-je pas assez joué le jeu sous cet aspect.
À ce jour, les récits de ceux qui participent à ces épreuves continuent de m'interpeller : des expériences puissantes, qui les touchent profondément.
Mais le lieu où je trouve mes propres ivresses s'inscrit dans une autre temporalité, se tisse d'un autre rapport au monde, où la contemplation et la rencontre occupent une place plus prépondérante.
Un col Kirghize sur la Route de la Soie. Je m'en serais voulu de redescendre sans marquer une pause contemplation.
Un beau soleil de fin d'été s'offre à nous le week-end suivant ma décision. En amoureux, nous revenons en Centre-Bretagne pour un petit circuit agrémenté d'un bivouac au bord du lac de Brennilis. Je présente à Nathalie les chouettes chemins que j'ai découverts ces derniers mois. On les parcourt en flânant. Nat' cueille des fleurs qu'on repiquera au jardin, je prends des photos, on observe dans les détails le bâti traditionnel de nos campagnes, on traîne. À Saint-Rivoal, on pensait acheter de quoi nous préparer des sandwichs, mais l'épicerie se trouve être aussi un restaurant très accueillant, où l'on sert pour une somme modique des produits bios du terroir. On s'accorde ce que la compétition et les défis ne permettent pas : prendre notre temps, saisir les opportunités de la route. Ce week-end enchanteur est le plus beau que j'ai connu depuis des mois. Ça ne fait plus l'ombre d'un doute (d'ailleurs en ai-je jamais douté ?) : mon propre rythme est bien celui-là.
* Dans le cas de la France, on ne parle en fait pas de "courses" mais de "brevets". Devant la loi, les courses doivent être autorisées par chacune des municipalités traversées ; protocole évidemment beaucoup trop lourd pour les associations organisatrices et leurs bénévoles. On parle donc de brevets — et effectivement l'ambiance est à la convivialité plutôt qu'à la compèt' — mais il ne faut pas se leurrer : le but ultime, c'est d'arriver le premier !
Après cinq ans passés au Proche-Orient et en Amérique Centrale, je suis venu au vélo par intérêt pour le voyage. D’abord un tour en ma Bretagne natale, puis quelques équipées sur des terrains plus relevés, et bientôt je partais pour six mois de route entre Asie du Sud-Est et Asie Centrale.
Il m’est difficile à présent de concevoir un voyage sur un autre mode ; et pour toutes mes vacances ou presque, ainsi qu’un certain nombre de mes week-ends, je charge le matériel de camping pour une échappée vélocipédique au grand air, au pas de ma porte ou au bout du monde.
Informaticien à mes heures perdues, je suis également le développeur-éditeur-modérateur-dictateur de ce site, et du planificateur de voyages Talaria.
À titre professionnel, je fabrique des vélos sur mesure, sous la marque des Cycles La Tangente.
Je suis un peu dans le même état d'esprit.
Je rêve de faire le Paris Brest Paris, surtout pour l'ambiance, mais je pense que les délais sont trop courts pour mes capacités physique et mon vélo.
Quand je me suis inscrit à la Gravel Tro Breizh, je ne me croyais pas non plus capable de boucler le parcours dans les temps. Mais l'entraînement et la détermination m'ont amené à un état de forme que je n'aurais pas soupçonné.
Même en ayant finalement choisi de ne pas prendre le départ, je suis ravi de ce que la préparation m'a apporté.
Si comme tu dis tu *rêves* de faire la course, je pense qu'il faut te lancer, et "advienne que pourra" !
Mais il est clair que je ne pourrai pas le réussir sur mon vélo préféré (un trike, équipé cyclo camping).
J'ai un autre chantier à gérer (changement de région, construction maison) avant de me pencher sérieusement sur la réflexion (et l'achat) d'un vélo crédible pour un tel projet.
Tu viendras nous faire part de ton expérience quand le moment sera venu. ;)