Notre premier col de montagne n’était pas prévu au programme.
On roulait dans le Massif Central, mais bien qu’on ait déjà affronté de jolies côtes, on n’était pas là pour faire à proprement parler de la montagne.
Au matin d’une belle journée sans grandes chaleurs – un temps idéal – une dizaine de kilomètres nous avaient mis en jambes. On passait non loin du mont Cantal, dont on admirait la crête, le “Plomb”, et les flancs herbeux… Notre itinéraire voulait qu’on le contourne sobrement. Le sport n’est pas notre jeu, et on ne cherche dans nos itinérances cyclistes rien de plus que le plaisir. Mais les choses belles sont attirantes…
Et puis il y avait ce voyage dont on avait le projet, qui nous mènerait à travers l’Asie sur toutes sortes de terrains. Il fallait bien qu’on sache, avant de partir, de quoi on était capables.
Alors je propose à Nathalie qu’on dévoie l’itinéraire, et qu’on prenne la route du col. Elle montre à peine une hésitation. C’est d’accord.
Prenant au préalable le soin de remplir les gourdes, on s’oriente – presqu’à demi-tour – vers la longue côte qui mène au Col de Prat de Bouc. On met le corps et l’esprit sur la fonction “lentement mais sûrement”, et on commence à mouliner.
Sur les petites vitesses, pas de souffrances, malgré la charge de notre équipement de camping. Le cœur bat sans s’affoler, les pores donnent ce qu’il faut de sudation pour refroidir la machine. Tout va pour le mieux.
Et devant nos yeux gourmands, la vue s’élargit sur les reliefs alentour, qu’on admire, dans un panorama toujours plus vaste, d’un point de vue toujours plus surplombant.
La sensation n’est pas tout à fait la même qu’à pied, et certainement pas la même qu’en véhicule motorisé. Difficile de la définir, mais le vélo offre à la fois quelque chose de la fluidité d’une voiture, et de la sensation procurée par la marche de son corps pris dans l’environnement.
Un virage, puis un autre – pas vraiment de lacets pour ce premier col ; et bientôt nous y voici : c’est le bout de la côte. Un panneau affiche l’altitude. Au-delà la route prend l’inclinaison inverse. La satisfaction n’est pas des moindres, et le paysage est superbe !
Les côtes sont peut-être le principal sujet d’appréhension des gens qui ne pratiquent pas l’itinérance à vélo. Il est vrai qu’on voit fréquemment (du moins qu’on voyait, avant l’avènement du vélo électrique) les promeneurs pousser leurs montures, quand la route commence à se dresser. Longtemps j’ai fait de même.
Sans doute les transmissions montées de série sur la plupart des vélos y sont pour quelque chose. Les développements proposés ne sont souvent pas adaptés à une pratique occasionnelle. Sans doute aussi, en dehors de l’entraînement musculaire, il faut apprendre à aborder les côtes. Pour une raison que j’ignore, on a tendance quand on débute à rechigner de passer sur les petites vitesses, rechigner de mouliner ; si bien qu’évidemment on en a plein les cuisses avant d’arriver en haut.
Deux jours après le Prat de Bouc, on s’en refait un : c’était trop bon !
Et d’autres ont suivi en nombre, en d’autres occasions ; si bien que traçant nos itinéraires de vacances je recherche maintenant sur la carte les zones accidentées, et me garde de nous faire passer trop longuement par des paysages sans reliefs. Quelles vues offrent les plaines en comparaison des montagnes ? Un Breton vous déclare que pas même la mer ne lui procure les mêmes enchantements ! Mon arrière-train lui-même préfère à la monotonie du plat l’alternance des monts et des vaux. Que dire encore, passé le col, de la grisante émotion de se laisser filer, sans un coup de pédale, le long des longues descentes qui succèdent à ces montées !?
Nos dernières vacances nous ont menés dans les alentours escarpés du Verdon, dans les Pyrénées basques, dans les Grands Causses et les Cévennes, avec chaque fois le plaisir réitéré de ces longues grimpettes et des panoramas qui s’élargissent au rythme lent de nos roues entraînées par le grand pignon. “C’est pas trop dur ? – Non, c’est du plaisir. On le ferait pas, sinon.”
La dernière ascension en date était celle du Col de Finiels, qui passe le Mont Lozère. Par une après-midi torride, elle s’annonçait éprouvante. Mais on s’y engageait avec désinvolture : on savait que – lentement mais sûrement – on finit toujours par arriver en haut.
Mais partis pour de bon dans ce grand voyage qui devait nous mener à travers l’Asie du Sud-Est et l’Asie Centrale, on préférait encore y aller prudemment. Pour ne pas nous trouver vaincus dès les premières semaines, j’avais veillé à établir un itinéraire qui ferait monter la difficulté progressivement.
En Thaïlande, on commence par des plaines – le temps de trouver nos marques dans ces coutumes nouvelles, cette langue qui nous déboussole, et cette chaleur qui nous met au défi. Ne viennent qu’au bout d’une semaine les premières collines, pas plus voûtées que celles notre Bretagne coutumière. Puis dans le nord du pays se présentent des piémonts, avant que le Laos n’accroisse sérieusement les dénivelés.
Je me souviens qu’impressionné par ces nouveaux reliefs, je découpais l’itinéraire en de toutes petites étapes, pour réduire à un col seulement notre lot quotidien. On les aura en fin de compte franchies deux à deux, tant le plaisir était supérieur à la peine !
Je me demande si par une obscure arithmétique la seule satisfaction de remporter le défi ne contrebalance pas déjà la difficulté rencontrée. Tout le reste – paysages, sensations, découvertes, rencontres – ne s’inscrit qu’en excédents dans la balance du pour et du contre.
En chine on ne fait déjà plus tant de manières : j’inscris dans le programme de chaque jour autant de dénivelé que notre allure permet d’en avaler, sans presque me soucier de nos capacités. Au rythme où on aborde les côtes, la fatigue n’est jamais bien grande.
Mais pour la suite du voyage un plus grand enjeu se présente, qui ébranle notre nouvelle assurance. Passerons-nous par les montagnes du Pamir ?
Le défi prend une autre ampleur : il s’agit de pédaler à plus de 4000m d’altitude, sur des pistes cahoteuses. Est-ce qu’on ne risque pas cette fois d’avoir plus de peines que de joies ? Le jeu en vaut-il la chandelle ?
Pour nous donner du courage, un voyageur rencontré sur la route nous assure : “C’est pas si dur en fait.” Comment ne pas se laisser convaincre par un pareil argumentaire ?
Et effectivement, c’est pas si terrible ! Prendre son temps, ne pas forcer, admirer le paysage. Pour l’altitude c’est pareil : y aller mollo. On découpe les étapes en mètres d’ascension plutôt qu’en kilomètres parcourus. De petites journées nous permettent d’échapper au mal de l’altitude, et même de nous acclimater. On sent à peine notre souffle raccourcir.
Mais il est certain que rouler en montagne (a fortiori dans des montagnes aussi isolées que les Pamir) rend plus délicate l’organisation du parcours. Selon les opportunités de ravitaillement et les ressources naturelles en eau, il faut un jour faire un saut de puce, le lendemain pousser l’effort, et régulièrement emporter avec soi plus de provisions qu’à l’accoutumée. Il s’agit de ne pas se trouver le ventre creux ou la gorge sèche en bas d’une côte ! Pour parer aux imprévus, on planifie au fur et à mesure, avec tout juste quelques étapes d’anticipation. À moins de s’en remettre au destin, mieux vaut avoir déjà l’expérience de l’itinérance.
Cependant en montagne, les routes de cols sont en fin de compte souvent les plus clémentes. Tracées avec parcimonie et façonnées au moyen de travaux titanesques, elles assurent des pentes modérées, et leurs revêtements sont régulièrement entretenus. Bien pires sont les chemins en culs-de-sac !
Ce grand jour où on atteint enfin le haut-plateau, passant notre premier col à 4000, un vent de poupe nous est à ce point favorable que c’est tout juste si on doit encore pédaler quand la route se contente de monter en faux plat. De la sorte, on passe non seulement le premier col, mais encore deux autres, plus modestes. À cette altitude l’air est d’une pureté incroyable. La vision est nette comme on n’aurait pas su imaginer, le ciel éclate de bleu. Les paysages, splendides et variés, nous émerveillent. C’est l’extase ! Jamais routes de plaines ne nous ont fait connaître ça. On avance même trop vite : pas le temps s’assimiler toutes ces impressions ensorcelantes.
Quelques journées plus loin cependant, il faut bien avouer que le col Ak Baïtal est une autre paire de manches. Le vent nous a délaissés, et on doit s’acquitter à la seule force de nos muscles atrophiés par la raréfaction de l’oxygène du dénivelé qui nous fera franchir ses 4655m.
La piste s’enfonce dans une vallée resserrée. La vue est derrière nous, et sans ce tonifiant l’ascension est rendue plus éprouvante. On a déjà gravi des pentes plus raides et parcouru des pistes plus défraîchies, mais à cette altitude c’est comme si nos jambes refusaient d’obéir. On souffle, on souffle, laborieusement. À moins d’un kilomètre du col, objectif en vue, on n’est toujours pas certains qu’on parviendra jusque-là.
Mais on y arrive, et la récompense une fois de plus est ahurissante. Des montagnes arides, hirsutes, bariolées de couleurs infernales.
Avec la descente, la peine se fait oublier, et l’esprit est à nouveau tout occupé par la vue qui s’ouvre à nous, si petits – infimes même – parmi ces montagnes qui nous environnent de toutes parts.
Le jeu en valait la chandelle.
À la suite du Pamir, au Kirghizstan, c’est le Tian Shan qui s’offre à nous. (À moins plutôt que ce ne soit nous qui nous offrions au Tian Shan !)
Chaque jour est l’occasion de gravir un col à 3000. Contre toute attente, c’est quelque chose à quoi on s’habitue ! Toujours la même stratégie : “Chi va piano va sano.” Et partir tôt le matin, pour s’épargner la chaleur des vallées. La spécialité du Kirghizstan est le gravier, qui roule sous vos pneus et vous fait dépenser en vain une part de vos ressources. “Chi va piano va sano”. Ces pistes vous enseignent la patience, d’autant que la descente, sur ce sol fuyant, n’offre pas la relâche qu’on aurait attendue. Mais quels paysages !
Par le col de Moldo-Ashuu, on rejoint le lac Son-Kul. L’ascension, suivant d’abord le cours d’une rivière bordée de conifères, nous remémore des ambiances alpines. On campe au bord de l’eau. Le lendemain la pente durcit et la vue s’ouvre, de lacet en lacet. Toujours plus de sommets se révèlent à notre vue. Le col finalement atteint nous ouvre la porte d’un nouveau paysage : celui qu’on s’étonnait de ne pas avoir rencontré encore au Kirghizstan, tout de rondes collines parsemées de yourtes, où paissent sur des prés sans bornes de nombreux chevaux, vaches, moutons.
En ce point hautement symbolique, après tous ces kilomètres parcourus, ces pays et paysages traversés, ces personnes et ces cultures rencontrées, après les difficultés relevées, on est saisis d’un sentiment d’accomplissement de notre voyage, tout pleins de satisfaction, de fierté, de sérénité.
Quelle route de plaines nous aurait offert cette sensation ?
À présent que le Covid semble sur le déclin, des envies de voyages nous titillent pour l’été prochain. D’abord portés sur les Balkans, on pourrait bien finalement s’offrir des ascensions d’une autre échelle, en Équateur.
Quoi qu’il en soit, si les dieux le permettent, c’est dans les cols qu’on nous trouvera cet été !
Après cinq ans passés au Proche-Orient et en Amérique Centrale, je suis venu au vélo par intérêt pour le voyage. D’abord un tour en ma Bretagne natale, puis quelques équipées sur des terrains plus relevés, et bientôt je partais pour six mois de route entre Asie du Sud-Est et Asie Centrale.
Il m’est difficile à présent de concevoir un voyage sur un autre mode ; et pour toutes mes vacances ou presque, ainsi qu’un certain nombre de mes week-ends, je charge le matériel de camping pour une échappée vélocipédique au grand air, au pas de ma porte ou au bout du monde.
Informaticien à mes heures perdues, je suis également le développeur-éditeur-modérateur-dictateur de ce site, et du planificateur de voyages Talaria.
À titre professionnel, je fabrique des vélos sur mesure, sous la marque des Cycles La Tangente.
Je suis 150% aligné avec tes remarques sur le fait que rouler en plaine est bien monotone par rapport au plaisir de gravir (et descendre!) des cols. Cet éloge à la lenteur est aussi une façon de savourer le plaisir immense de franchir des reliefs à priori impressionants, mais qui ne sont que plaisir des des yeux.
merci !
(et vivement la belle saison...)
J'imagine que d’autres ici se retrouveront dans cette perspective.