Les éditions Delcourt republient la superbe BD d'Isabel del Real, dont le tirage en financement participatif avait été épuisé trop vite.
Durant l’hiver 2021, Isabel del Real quittait son village breton de Plouher-sur-Rance, et prenait à vélo la direction de l’Orient. En pleine crise du Covid, les frontières s’ouvrent et se referment, mais Isabel n’a qu’une idée en tête : rouler jusqu’en Iran.
De ces pérégrinations rocambolesques, Isabel a tiré un copieux roman graphique. Un ouvrage drôle, intelligent, sensible et remarquablement constitué, qu’elle avait d’abord fait paraître sur la base d’un financement participatif.
Le projet avait rencontré un tel succès que le crowdfunding avait très largement dépassé ses objectifs, et que les exemplaires qui n’avaient pas été réservés s’étaient vendus en un rien de temps.
Ayant fait partie des heureux lecteurs de cette édition limitée, j’avais été bluffé par la qualité de l’album, qui m’avait semblé se détacher du lot des récits de voyages quotidiennement délivrés de nos jours.
Emballé de la sorte, j’aurais voulu partager ici mes impressions, mais le tirage était déjà épuisé. À quoi bon donner envie aux autres, s’il leur était impossible d’y avoir accès…
Mais une telle réussite ne pouvait s’arrêter là, et l’album a maintenant trouvé un éditeur de première catégorie – les éditions Delcourt – pour que cette BD trop vite épuisée bénéficie d’une nouvelle publication digne de son succès, et d’une révision minutieuse sous la directive de professionnels exigeants.
Plouhéran reparaît donc ce mercredi 5 juin dans la collection Encrages, dédiée à la bande dessinée monochrome. Il s’agit d’un ouvrage conséquent de 232 pages, qu’on n’avale pas d’une traite, mais qu’on reprend jour après jour, de chapitre en chapitre, de pays en pays, avec une impression d’avancer soi-même progressivement dans le sillage de son autrice, vers l’Orient.
“Pourquoi partir si notre famille et nos amis nous manquent et qu’on ne sait même pas où on va ? Qu’est-ce qui nous pousse à aller chaque jour chasser la ligne d’horizon, la prochaine forêt, le prochain col, la prochaine mer ? Plouheran est un livre de voyage, un roman d’apprentissage, et surtout, après de nombreuses rencontres insolites sur le chemin, une grande histoire d’amitiés.”
Je reconnais dans la présentation de l’éditeur plusieurs facettes du roman d’Isabel : humain, méditatif, contemplatif, sensible, sincère. Mais il y a plus encore.
On distingue le téméraire du courageux à ce que le premier n’a peur de rien, et que le second choisit d’affronter ses peurs. Isabel del Real appartient à cette deuxième catégorie de caractères.
Ce n’est pas sans appréhensions qu’elle s’élance, sans expérience ni du vélo ni du voyage, dans un contexte international très peu propice. Ses doutes, qu’elle présente rétrospectivement avec un humour taquin, donnent de la profondeur à son propre personnage, qui s’est engagé dans quelque chose de plus grand qu’elle, qui a choisi le lâcher-prise et qui doit composer avec l’incertitude de la liberté : Où vais-je dormir ce soir, est-ce que j’arriverai jamais à passer cette montagne, puis-je me fier à cet homme étrange qui me propose je ne sais quoi dans une langue que je ne comprends pas ? Mais qu’est-ce que je fais là ?!
Mais en voyage l’imprévu coïncide davantage avec l’émerveillement qu’avec les périls, les rencontres bien plus avec les découvertes qu’avec les dangers. Des invitations généreuses reçues en chemin à la solidarité des compagnons de route, les turpitudes du voyage sont toujours contrebalancées par la force et l’enthousiasme que procurent les rencontres. On ne fait jamais seul(e) son chemin à travers les continents.
Avant de se lancer dans le projet monumental de cet album, Isabel del Real n’avait pas d’expérience particulière du dessin. En réalité on le devine dans un coup de crayon parfois mal assuré, un peu inexpérimenté. Mais ce qui lui manquait de pratique, Isabel l’a contrebalancé par un travail consciencieux, scrupuleux, qu’on devine même acharné. Partie de peu de bases techniques, elle est parvenue à établir pour son album un style homogène, appuyé sur d’autres qualités que la virtuosité du dessin. Un trait simple, parfois presque enfantin. Du noir et du blanc nuancés de motifs esthétiques. On devine le modèle de Marjane Satrapi (Persepolis, incontournable pour qui rêve à la fois d’Iran et de bande dessinée), et plus largement du courant de bande dessinée alternative qui a rebattu les cartes du 9ème art à partir des années 90.
Et peut-être plus profondément, on perçoit l’influence du précurseur Hugo Pratt (Corto Maltese). L’inspiration de ce dernier est manifeste dans des moments graphiques où le récit s’égare en rêveries, ou bien rencontre un silence (comme en musique), et où nous lecteurs arrêtons notre progression sur une case, pour savourer la richesse esthétique d’un dessin équilibré et radieux, traduisant l’émerveillement de la voyageuse.
Sous influence littéraire aussi, ce roman graphique. Les pérégrinations d’Isabel sont portées par ses lectures. Parfois un livre traîne dans un coin du dessin : on peut en déchiffrer le titre, comme un clin d’œil. Parfois les pensées de la voyageuse rebondissent sur les auteurs qui l’ont marquée. Parfois ce sont des citations entières qui viennent exprimer pour elle ses méditations les plus profondes.
“Un intellectuel assis va moins loin qu’un con qui marche” soulignait Audiart. Quand c’est une intellectuelle qui prend la route, l’expérience concrète du monde prend une dimension qui fraye avec le spirituel, le philosophique, le métaphysique. Et quand c’est une esthète et une stakhanoviste qui prend le stylo, il naît tout autre chose que des bandes de dessins établissant la description formelle de scènes et anecdotes. Il naît à proprement parler un “roman graphique”.
Après avoir terminé la première édition de son album, Isabel envisageait de remonter sur son vélo, pour poursuivre sur la Route de la Soie le voyage interrompu en Iran. Victime du succès de son ouvrage, elle aura dû reporter ces projets. Souhaitons-lui de pouvoir les entreprendre à présent, et souhaitons-nous qu’elle en tire un nouvel album de la même qualité.
Pour l’heure, je me réjouis que cette nouvelle publication rende accessible à un plus grand nombre une œuvre qui m’avait personnellement enchanté, ému, inspiré.
Plouhéran
À vélo, de la Bretagne à l’Iran
Récit complet, par Isabel del Real
Éditions Delcourt/Encrages
232 pages – 29,95 €
Album cartonné, 201 x 263 mm
EAN : 9782413084822
https://www.editions-delcourt.fr/bd/album-plouheran
→ À l’occasion de cette réédition, Isabel fera une tournée des librairies et autres lieux du vélo, pour des rencontres et des dédicaces. L’agenda de ces rendez-vous est consultable sur la page de son crowdfunding.